Si la prise en charge de la douleur est devenue pour les pays du Nord une priorité de santé, l’est-elle réellement dans des pays en voie de développement ou dans des pays meurtris par des conflits ou des catastrophes naturelles ?
Dans ces pays où tout est à faire ou à reconstruire, la prise en charge de la douleur peut ne pas apparaître comme une priorité de santé publique. Les réalités de terrain font, qu’il est plus urgent et important de prendre en charge les besoins vitaux ou de santé primaire : vaccination, alimentation, campagne d’information sur le sida, amputation, sanitation, création de puits pour l’eau… Cependant socialement et individuellement, la douleur peut être si invalidante qu’elle interdit ou empêche toutes activités artisanales, agricoles, et professionnelles pour celui qui souffre. La souffrance peut être si intense qu’elle laissera des cicatrices indélébiles. Elle devient une source d’exclusion supplémentaire dans des populations qui sont déjà en grande précarité.

En septembre 2008, l’OMS estimait qu’environ 80% de la population mondiale avait un accès nul ou insuffisant au traitement de douleurs modérées à sévères. Chaque année, 24,6 millions de personnes présentent un cancer, 7 millions en meurent. Plus de la moitié des patients concernés vivent dans des pays à faible et moyen revenus. En 2020, ces chiffres vont doubler et 70 % surviendront dans les pays émergents ou en voie de développement (PVD). 70 % souffrent de douleurs causées par leur maladie ou leur traitement. Alors que les pays en développement représentent plus de 80 % de la population mondiale, ils ne représentent que 6 % de la consommation mondiale de morphine (rapport de l’Organe Internationale de Contrôle des Stupéfiants OICS pour 2004).

L’ONUSIDA estime que 32 millions de personnes sont porteuses du virus HIV, 4,1 millions sont infectées chaque année et 3 millions en meurent. La contagiosité de cette infection, sa transmission, son pronostic sombre à long terme malgré les traitements ont cependant entretenu cette peur qui trop souvent condamne les patients à vivre et à mourir seuls avec leur maladie, faisant d’eux en quelque sorte des exclus. Le fossé « nord-sud » se creuse 99 % des patients sont dans le sud et reçoivent 1 % des traitements, 1 % sont dans les pays du nord et bénéficient de 99 % des trithérapies. Pour ces millions de patients, 60 à 100 % vivront des expériences douloureuses au cours de l’évolution de la maladie et cette prise en charge n’est pas assurée de façon égalitaire. 50 % auront un traitement inadapté et 30 % ne recevront pas de traitement.

Et si l’on prend en compte l’ensemble des douleurs chroniques et en tenant compte d’une estimation basse de l’ordre de 5% de la population, c’est 250 millions de personnes qui sont concernées dans les pays sous-développés ou en voie de développement.

Il n’y pas les douleurs d’en Haut, celles qui accompagnent une pathologie lourde mettant en jeu l’espérance de vie (cancers, HIV…) et les douleurs d’en Bas celles qui ne sont pas nobles : les douleurs bénignes. D’une façon générale, la douleur n’est pas médicalement correcte.

• Les douleurs neuropathiques des enfants malnutris sont une des composantes de la conséquence de la malnutrition : retard de croissance et de développement.
• Celles des drépanocytaires, atteignant surtout les enfants, pour lesquelles les parents se trouvent totalement démunis en dehors du « bisou magique » ou du « bonbon miracle »…
• Dans ces pays où un cancer n’a pas de sanction curative (chirurgie d’exérèse, chimiothérapie, radiothérapie ou hormonothérapie), la qualité de vie et donc la prise en charge de la douleur devient une priorité. Le patient du sud atteint de cancer rentre chez lui sans traitement curatif et sans traitement anti-douleur. Il va finir sa vie dans les conditions que l’on imagine, ses enfants, sa famille s’en souviendront…des traces indélébiles seront gravées dans les mémoires de tous.
• Sur le plan individuel, un amputé d’un membre inférieur non appareillé, ne peut plus assumer les besoins en alimentation quotidienne pour lui et sa famille. Dans 30 % des cas, c’est la douleur qui gêne, voir empêche l’appareillage. La douleur traitée, la mise en place de la prothèse est possible, ainsi que tous les gestes de la vie quotidienne : culture dans la rizière, déplacement en vélo…
• Les catastrophes naturelles sont dans tous les cas pourvoyeuses de souffrance, cette douleur qui n’est pas obligatoirement organique, cette souffrance du corps qui va modifiée tous les rapports aux autres va envahir le quotidien au point de n’être plus que le quotidien. Les enfants en sont principalement, mais pas les seules, les victimes. Ces souffrances vont s’exprimer : énurésie, agressivité, isolement, troubles alimentaires et/ou du comportement, retard scolaire, accès de colère, insomnie…..
• La douleur peut être mortelle. Les brûlures entraînent des douleurs intenses qui empêchent la détersion et les greffes de peau. Dans les pays du sud, les brûlures sont légion, les lampes à pétrole sont souvent le moyen d’éclairage ; renversées par un enfant qui court ou qui joue : elles vont créer des brûlures graves. Les pansements ne sont pas changés, en raison de douleurs intolérables. les patients s’infectent et meurent.
• Dans des situations d’urgence, mais aussi à « froid », la douleur post-opératoire n’est qu’un « effet collatéral »…Il faut sauver : opéré, amputé, taillé, enlevé, réparé, suturer…puis passer au suivant…Et il n’y a pas d’antalgiques, alors….
• Peu a été fait pour les patients qui ont des douleurs post-zona, rhumatologiques rebelles, céphalées chroniques, algodystrophie après une entorse banale, « sciatique récidivante », névralgie cervico-brachiale invalidante, douleur de paraplégie, migraine rebelle, névralgie du trijumeau…. Les pays pauvres n’en sont pas indemnes.

Ces exemples se situent à la fois dans un champ de demande des patients toujours plus important, et dans un élargissement des problématiques : car, ce n’est pas parce que l’on a eu « la malchance » de voir le jour dans un pays dit « émergent » que l’on est condamné à souffrir.

L’insuffisance de l’accès au traitement de la douleur est à la fois déconcertante et inexcusable.

En 1961, la communauté internationale a adopté un accord international – la convention unique sur les stupéfiants – qui « proclamait que « les stupéfiants sont indispensables pour soulager la douleur et les souffrances » et demandait aux pays de prendre les mesures nécessaires pour garantir leur disponibilité à des fins médicales. Aujourd’hui, 52 ans plus tard, la promesse contenue dans cet accord demeure largement non tenue, en particulier, mais pas seulement dans les pays à faibles et moyens revenus.
Les dysfonctionnements sont nombreux et ont des causes multiples. Human Right Watch a constaté qu’en Inde de nombreux hôpitaux ne stockent pas la morphine, car ils doivent obtenir des licences différentes à chaque commande. A Mexico, 9 hôpitaux stockent de la morphine pour une ville de plus de 18 millions d’habitants. La morphine ne figure pas sur la liste des médicaments essentiels dans de nombreux pays : Arménie, Kenya, Namibie, Nigéria, Rwanda…Une enquête de l’alliance mondiale pour les soins palliatifs pour 69 pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine met en évidence que 82% des professionnels de santé en Amérique latine et 71% en Asie n’ont reçu aucune formation sur le maniement des opioïdes. En Chine, les antalgiques de niveau III ne peuvent être prescrit que par certains hôpitaux (ceux de niveau 3). En 2004, les données publiées par l’International Narcotic Control Board montrent que six nations utilisent 79 % des prescriptions et de la consommation des opiacés alors que 120 autres nations en consomment peu ou pas du tout. Il s’agit d’un indicateur comme un autre, mais il montre bien la gravité de la situation. La frilosité et tout du moins la peur des prescripteurs, les déviations d’utilisation ainsi que les abus, les comportements addictifs ont induit des comportements policiers législatifs qui régulent l’importation de ces produits, leur fabrication et leur distribution, mais également leur prescription. Les obstacles principaux sont la formation, le coût et les freins juridiques.

Et pourtant les médicaments pour la traiter sont peu onéreux, surs et efficaces et généralement simple à administrer. En outre, le droit international oblige les pays à rendre accessibles des médicaments adéquats pour le traitement de la douleur. Au cours des 20 dernières années, l’OMS et l’OICS, l’organe chargé de surveiller l’application des traités de l’ONU relatifs au contrôle des drogues, a rappelé à maintes reprises aux états leur obligation.
Human Rights Watch dans « Please, do not make us suffer any more… » (Access to pain treatment as a human right, March 2008) identifie clairement les nombreuses raisons expliquant l’énormité de l’écart entre les besoins et les médicaments délivrés.
Selon le droit international des droits humains les gouvernements ont l’obligation de répondre à une crise de santé publique majeure qui affecte des millions de personnes chaque année. Ne pas rendre disponibles les médicaments essentiels ou ne pas prendre de mesures raisonnables pour rendre disponibles des services de gestion de la douleur et des soins palliatifs reviendra à une violation des droits à la santé.

Une solution parmi d’autres : l’action humanitaire ?

Douleurs Sans Frontières est la seule ONG centrée sur la douleur et la souffrance. Elle a été créée en 1995 par cinq médecins responsables de structures de lutte contre la douleur, qui avaient acquis une expérience de la médecine humanitaire. DSF est une ONG éligible CEE, reconnue par l’OMS et d’Utilité Publique par le conseil d’Etat Français. DSF a pour vocation de promouvoir, d’animer et de développer toutes les actions qui ont pour objet le diagnostic, les traitements et la prise en charge de la douleur dans les pays les plus défavorisés.
Dans les pays où DSF travaille (Angola, Arménie, Cambodge, Haïti, Maroc, Liban, Madagascar, Mozambique, Sénégal, Tunisie..) l’ONG prend en charge non seulement l’homme qui souffre, celui qui est une victime ; mais également tous ceux qui l’entourent par des programmes de prévention, de développement, de santé publique et d’assistance médico-psychologique aux victimes de la douleur.

Des objectifs précis : soulager le présent, préparer l’avenir.

DSF inscrit ses interventions dans la durée et met tout en œuvre pour transmettre le savoir-faire aux personnels médicaux des pays où l’association intervient. 60 % de son budget est consacré à des actions de formation. Ses interventions s’intègrent, sans substitution, dans le système et la politique de santé des pays concernés,

Un développement en fonction des besoins des pays : Depuis sa création en 1995, 65 000 patients ont été pris en charge par DSF et plus de 2500 heures de formation ont été dispensées. L’activité clinique a été au départ centrée sur les douleurs entraînées par les amputations et les traumatismes physiques causées par les mines anti-personnels, ce qui explique le choix des premiers pays où DSF est intervenue (Angola, Cambodge, Mozambique). Puis, à la demande des autorités sanitaires des pays concernés, l’action s’est diversifiée et d’autres douleurs ont été prises en charge : cancer, sida, post-opératoires, patients brûlés. Dans un second temps, DSF s’est attaché à développer des programmes de prise en charge des souffrances psychologiques et morales (victimes des inondations, des tremblements de terre, souffrance des handicapés et des détresses dans les orphelinats, prévention des douleurs du sida).
Les programmes de soins sont mis en œuvre dans des dispensaires (Nevés Bendhina et dispensaire itinérant en Angola), des consultations ou centres « douleur » (Luanda, Maputo, Port aux Princes, Phnom Penh, Erevan, Antananarivo), des 3 centres de soins palliatifs du Cambodge, dans des hôpitaux où ont été créées et ouvertes des consultations, et dans des orphelinats (Arménie).
A côté de ces missions cliniques, a été mis en place un enseignement universitaire de haut niveau concrétisé par des conventions avec les universités concernées (Port aux Princes, Antanatarivo, Maputo, Luanda, Phnom Penh Rabat, Casablanca. L’action de formation consiste à former des formateurs, des médecins, étudiants, physiothérapeutes, infirmières, orthopédistes, techniciens de santé. Elle est dispensée au sein des facultés de médecine et sanctionnée par une capacitation. En parallèle, un enseignement de type « compagnonnage » est assuré dans les hôpitaux, les dispensaires, et les consultations ouvertes par DSF et dans les camps de réfugiés.

Des experts bénévoles : Les missions de DSF sont assurées par des professionnels de santé expérimentés, médecins, chercheurs, psychologues et infirmières spécialisés dans le traitement de la douleur. Ces experts effectuent leurs missions bénévolement, sauf pour les missions de longue durée.
L’ensemble des personnels locaux permanents temps plein a été formée à la prise en charge des douleurs à la fois par des stages d’un an en France et par des formations pratiques et théoriques réalisées par des missions d’expatriés : médecins (rhumatologues, neurologues, rééducateurs fonctionnels, anesthésistes réanimateurs, psychiatres, pédiatres, pédopsychiatres), chirurgiens (neurochirurgiens, chirurgiens pédiatriques, orthopédistes), infirmiers (spécialisés en pédiatrie, en hygiène, en victimologie), psychologues, psychomotriciens…venant de la France, du Portugal, du Brésil, de la Belgique, du Canada et des Antilles.
Ces missions peuvent être de durées variables : de 15 jours à 3 mois pour des spécialistes. Chaque année une vingtaine de missions sont réalisées, ce qui représente 20 à 30 « expatriés » envoyés en mission pour DSF.

Une des réponses, modeste, mais pas la seule. Car la médecine est un point d’inflexion à la fois sociétale mais qui marque une convergence, un consensus international qui émerge et qui fait que l’insuffisance déraisonnable de traiter la douleur qualifie le système médical de pauvre, de pratique médicale inégale, de non égalité à l’accès aux soins : tous éléments qui viennent à l’encontre du droit fondamental des hommes.
Les prises en charge actuelles permettent de libérer l’homme partiellement ou totalement de l’aliénation de la douleur. Seule la notion d’universalité reconnue aux droits de l’homme permettra, à partir du moment ou une résolution sera votée dans cet esprit par l’ensemble des États, la transcription dans la loi comme le préconise l’article 29 Alinéa 2 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Aujourd’hui, le droit de ne pas souffrir confère aux nations une mission exceptionnelle et difficile. Elle consiste à mettre en place, en partant d’un idéal et en l’adaptant au réel, la relation au patient. Celle-ci doit s’établir dans le respect de la dignité de l’être humain et dans la limite des possibilités que les sciences nous donnent, sans jamais tenter de la dépasser.